Toute œuvre d’art est constituée de deux formes, articulées dans une unité organique, la forme esthétique
et la forme visuelle. La forme esthétique repose sur le beau, l’élément de stabilité qui lui confère la durée
(le beau n’est pas sujet au changement, il est toujours identique à soi).
La forme visuelle est celle qui se modifie à travers l’histoire en suivant les visions du monde du moment
et les événements. Par elle l’œuvre d’art s’inscrit dans le temps. Ainsi, par l’art, l’homme s’inscrit dans le
monde suivant la même permanence et mutation.
Étant sujette aux mutations, la forme visuelle de l’art prendra à travers l’histoire non seulement différentes
expressions stylistiques mais surtout différentes approches conceptuelles. Il est à distinguer entre les
mouvements artistiques qui se réfèrent au style et la relation de l’art à la vérité, qui est du domaine de la
philosophie.
Sans tenir compte des premières manifestations artistiques dans des peintures pariétales dont on ne
connaît pas très bien les motivations, nous pouvons distinguer quatre grandes attitudes dans les approches
artistiques : mimesis, représentation, abstraction et anti-art.
Mimesis
Reproduire l’apparence des choses telles qu’on les voit. Imiter la nature. La notion de mimesis, on la
trouve chez Platon dans la République et par la suite chez Aristote dans la Poétique. Dans la Grèce
classique, l’art, la poésie, le théâtre, cherchent à montrer la réalité telle que l’homme la perçoit. La notion
de mimesis va introduire une opposition entre Platon et Aristote. Pour Platon, la mimesis, la copie de la
nature, sera un enfantillage, une activité méprisable car de ce fait l’artiste ne rend pas compte de la réalité
mais produit une copie sans aucune valeur, celle-ci ne résultant pas d’un savoir, d’une connaissance, elle
est pur simulacre.
Pour Aristote par contre, il est légitime d’imiter la nature et de montrer ce que les choses sont car l’artiste
les fait comme elle, il produit comme la nature. Aristote associe la mimesis à l’invention et lorsqu’on
compare le modèle à son portrait l’œuvre d’art invite à un raisonnement. Elle invite à retrouver par la
pensée la relation entre cette imitation et la nature. Ainsi, contrairement à Platon, pour Aristote l’imitation
n’est pas l’ignorance mais l’élargissement de la connaissance.
Pour Aristote il y a trois manières d’imiter : figurer les choses telles quelles sont réellement, telles qu’on
les dit et qu’elles semblent être, ou telles qu’elles devraient être. Cette troisième forme se rapporte aux
productions des formes idéales surtout à l’époque hellénistique.
Au Moyen Âge la mimesis n’est plus la forme d’expression, mais à partir de la Renaissance avec la
découverte des textes grecs, la Poétique d’Aristote deviendra le texte fondateur de la théorie de la peinture
et la mimesis sera réintroduite mais cette fois-ci articulée avec les apports du Moyen Âge qui s’appuient
sur des règles. Ainsi va s’établir à la Renaissance et dans l’art classique l’idée des règles à suivre à
l’intérieur du champ artistique.
Représentation
Au Moyen Âge la ressemblance va passer par la relation de l’homme à Dieu et par l’idée selon laquelle
l’homme a été créé à l’image de Dieu. Mimesis va devenir imago (image) et la réalisation artistique ne
sera plus pensée en termes d’imitation, de copie mais en termes d’analogie. « l’image exprime quelque
chose d’autre que ce qu’elle imite » (saint Bonaventure). L’artiste va travailler de la même façon que la
nature dans une concordance avec celle-ci en appliquant des règles de l’équilibre, de l’harmonie, de
correctes proportions et de la symétrie. Ainsi l’art n’imite plus la nature mais agit comme elle. L’artiste,
par la contemplation du visible, capte et restitue la splendeur de la beauté divine. Au Moyen Âge à partir
du visible, l’art exprime l’invisible. L’image fait voir. C’est justement ce qui va lui être reproché et
provoquer des réactions iconoclastes à plusieurs reprises à travers l’histoire.
Mais l’artiste capte la nature d’une façon qui lui est particulière tout en respectant les exigences des règles
qui assurent le fondement esthétique. Ainsi progressivement la représentation va passer de la
représentation de la beauté crée par Dieu à la représentation de sentiments propres à l’artiste et de son
imaginaire. L’artiste se détourne peu à peu des représentations spirituelles et s’oriente vers la création des
œuvres détachées de la nature ou vers l’interprétation libre de celle-ci. Par la suite, les inquiétudes
politiques et sociales surtout vers la fin du XIXe siècle vont séparer encore plus l’art de la nature. Les
artistes vont revendiquer pour l’art l’autonomie totale en se détachant même de l’image et donc de la
représentation.
Abstraction
Ce sont les travaux de Hegel qui vont avoir une influence déterminante sur les artistes qui s’orientent vers
l’abandon de l’image figurative, car d’après lui l’abstraction serait la phase ultime de l’art et son plus
grand accomplissement. Les artistes s’emploient ainsi à réaliser des œuvres qui ne reposeront sur rien et
ne seront que l’émanation du pur esprit et à participer ainsi au supposé progrès de l’esprit. Pour Hegel
l’imitation de la nature ne produit que la qualité technique, mais jamais des œuvres d’art. Le premier
peintre abstrait, Kandinsky, dans son livre « Du spirituel dans l’art » de 1912 parle de son enracinement
dans le christianisme émotionnel et de sa recherche, à travers seulement de la couleur en mouvement, à
produire des vibrations les plus profondes.
L’abstraction en art va se décliner sous différentes formes : abstraction lyrique, abstraction géométrique,
tachisme, futurisme, expressionnisme abstrait, expressionnisme gestuel... Il s’agira toujours de se
détacher des formes visibles de ce qui nous entoure et de suggérer des émotions seulement par la couleur
et le mouvement des lignes. Créer une forme de peinture vide de sens, mais parfois la recherche esthétique
est encore présente.
Anti-art
L’art abstrait se présentait comme une révolte contre un art lié à la représentation et comme la recherche
de la pureté, mais à partir du milieu du XXe siècle les différentes catégories de l’art commencent à
s’entremêler ; peinture, sculpture, théâtre, musique, cirque, vidéo pour se confondre dans les espaces
existants ou créés à propos sous forme d’installations ou de performances. Des lieux où on déambule
comme dans une fête foraine, des lieux de spectacle où on fait appel souvent à la participation du
spectateur, mais une participation préconçue, artificielle car cet espace est conçu dans une absence de sens
où le spectateur puisse se projeter. Un lieu qui ne repose pas non plus sur l’esthétique. Un lieu rempli de
vide et encombré d’objets hétéroclites. On peut la rapprocher de la décoration, mais une décoration déliée
du lieu qu’elle décore. Ces installations peuvent remplir un moment d’oisiveté, nous rendre perplexes ou
amusés, mais aucunement provoquer en nous une émotion esthétique qui est la première faculté de l’art.
Dans l’anti-art les objets sont détachés de toute relation à la vérité, il ne reste que la description subjective
donnée par l’artiste à ces objets.
Mais la vérité elle-même est niée comme n’étant qu’une construction sociale (Structuralisme). Tout
rapport à une vérité est rendu impossible, d’où l’impossibilité d’établir l’ontologie de l’art.
Progressivement l’artiste lui -même disparaît et ne restent que des événements organisés autour des
énoncés le plus souvent politisés ou d’actualité.
Résilience
L’expression artistique qui a souffert le plus de cette désarticulation de l’art, c’est la peinture. La peinture
se dirige à chaque fois à un individu particulier. Il se crée ainsi un rapport intime entre le spectateur et
l’œuvre dans lequel s’inscrit tout un monde réel et imaginaire qui parallèlement inscrit le spectateur dans
la communauté à travers la relation triangulaire entre ce qui est donné à voir dans l’œuvre, l’artiste et le
spectateur. Dans ce rapport le spectateur n’est pas un simple atome dans une masse comme dans le cas de
la participation guidée, tactile, sonore ou lumineuse des installations. Face à l’œuvre picturale chacun
réaffirme sa propre existence par la projection dans l’œuvre.
La peinture par sa capacité de dire le monde sans avoir à passer par la parole donne plus d’informations
sur celui-ci que tous les textes par lequel on orne les œuvres. À travers la forme esthétique de l’œuvre
picturale l’homme participe d’un tout en tant qu’une individualité autonome et libre ; parallèlement, par la
forme visuelle qui est en relation avec le présent il s’inscrit dans la communauté, mais toujours comme un
individu conscient, distinct de la masse informe que génère la production du spectacle de divertissement.
Finalement tout va reposer sur l’épineuse question de la liberté de l’homme et la vie en société. Pour
détourner l’homme de sa liberté il a fallu le détourner de l’art et parfois les artistes même ont été
complices de ce détournement comme vers la fin du XIXe siècle, « siècle de conscience insatisfaite et
radicalement malheureuse, la disqualification de l’humanité, l’amertume, le sens du grotesque et de
l’absurdité du monde deviennent le signe de l’excellence artistique et la marque de la modernité ». (Alain
Besançon, L’image interdite, ed. Fayard, p. 407).
Nous sommes submergés d’images, mais toutes ces images nous transforment en consommateurs
d’images qui nous guident vers d’autres consommations, consommations à consommer par réflexe, non
pas par choix. L’image générée par la peinture ne nous propose rien, elle est là, la présence à accueillir ou
pas.
Pour que l’art puisse continuer à participer à l’épanouissement de l’individu et de la société il est
nécessaire de ré-articuler la forme esthétique et la forme visuelle actualisée et porteuse de sens.
Face à la question actuelle au sujet des expressions artistiques nous avons la possibilité d’accepter cette
situation comme une fatalité due aux changements des temps et au “progrès”, malgré le terrible
appauvrissement de notre conscience que ceci entraîne par la capacité d’amalgamer les individus dans une
masse compacte, ou essayer de ré-articuler tous ces éléments épars dans une résilience qui puisse
redonner à l’individu à travers l’art la possession de sa pleine conscience et sa place dans le monde.
Dans la relation entre la vérité et l’œuvre d’art entre en jeu l’ontologie de l’œuvre et l’ontologie de
l’homme. C’est cette relation qui est primordiale pour qu’il y ait art. Se pose le problème de fondement,
mais le fondement tout naturel c’est la nature.
Ksenia Milicevic