L’art contemporain en se refusant à toute approche de l’art qui ne soit la « cartographie mentale » de l’artiste se coupe ainsi de ce que l’art a de fondamental – le beau et plonge dans le discours.
Seulement, le discours et l’intention de l’artiste ne peuvent pas se passer de l’image car l’art se montre par le visible. Ainsi en transgressant toutes les règles qui entrent dans l’élaboration de l’œuvre d’art, l’art contemporain se heurte inévitablement en dernière instance au beau. En l’écartant comme superflu, car considéré comme purement subjectif, à moins de décréter que l’art n’a même pas besoin de visibilité (Ben), l’artiste contemporain se trouve face au laid. Il n’y a pas de solution intermédiaire. On peut employer d’autres qualificatifs comme, moche, difforme, déréglé, kitsch, monstrueux, abject, quelconque, écœurant, aberrant, violent, convulsif, incohérent... ce serait toujours le laid. Effectivement, toutes ces variantes du laid peuplent l’art contemporain car dans l’art il est difficile d’éviter la forme.
La question qui se pose, c’est : est-ce que cet art croyant refuser le beau y échappe vraiment. Car le laid, n’est-il pas tout simplement le contraire du beau ? Là où le beau propose des proportions harmonieuses, le laid propose le dérèglement, jusqu’au monstrueux, là où le beau offre l’équilibre, le laid se complaît dans le désordre, là où le beau invite au plaisir, le laid provoque le dégoût. Pour échapper à cette contradiction et affirmer son œuvre en tant qu’œuvre d’art et non pas un ersatz, il ne reste à l’artiste contemporain que la revendication de l’autonomie du laid. Le sortir de la prétendue dictature du beau. Le pas a été franchi pour
Raymond Polin : « Ce qui est laid offusque non par ce qu’il n’a pas mais par ce qu’il a. Il est non point absence de beauté, mais présence de laideur, non pas manque mais trop plein ». Ainsi le laid devenant une présence (présence du laid) il peut prétendre à une autonomie. Il prétend à une réalité en soi, ne pas être le côté négatif du beau.
Mais le laid ne peut jamais accéder à une autonomie réelle, il ne peut jamais être « une fin en soi » (Rosenkranz). C’est le fonctionnement du monde qui donne au beau son fondement, c’est dans ce fonctionnement de rééquilibrage perpétuel et ordonné que le beau puise sa structure. C’est l’organisation de la nature qui assigne des critères objectifs au beau. C’est dans la puissance de la vie où il se ressource et se
renouvelle. Le laid c’est son contraire, le moment du désordre où tout plonge dans le chaos et la mort.
Bien sûr le laid a souvent fait partie de l’œuvre d’art, mais il est impératif de distinguer le laid dans l’œuvre et le laid de l’œuvre. Le laid dans l’œuvre est la forme laide dans un ensemble harmonieux, il est une forme annexe, un moment dans la qualité artistique de l’œuvre. Le laid de l’œuvre est la laideur tout court. Et dommage pour Nietzsche qui déclare que c’est par la laideur que l’art est profond. (Crépuscule des idoles)
Ce qui a pu autoriser l’idée d’une quelconque autonomie du laid, c’est l’affirmation de la subjectivité du beau. Mais pour qu’une œuvre d’art puisse se distinguer de toute autre objet elle doit reposer sur un fondement objectif et la seule objectivité possible c’est le beau, car « le beau n’a qu’un type, le laid en a mille ». (Victor Hugo, préface à Cromwell)
Et voila qu’une nouvelle science se penche sur cette question vitale pour l’homme : la neuroscience. Face à une œuvre d’art il ne s’agit pas d’observation neutre. Grace à des récentes recherches par l’imagerie médicale il a été possible de démêler face au beau, d’une part les réactions émotives liées au plaisir ou déplaisir, et de l’autre l’appréciation esthétique.
Lors des expériences avec des personnes placées devant des objets d’art, les chercheurs découvrent que deux différents circuits du cerveau s’activent, le circuit cortical évolué et l’insula et le circuit des émotions et l’amygdale. Lorsque les expériences ont été menées par rapport à la réaction aux œuvres d’art conçus en fonction du nombre d’or en présentant aux sujets des sculptures antiques et de la Renaissance il a été constaté que les proportions harmonieuses sont perçues par tous comme telles. Tout individu capte l’harmonie et l’équilibre dans une œuvre d’art. Les mêmes circuits s’activent – ceux du circuit cortical évolué. Les réponses sont très rapides, presque immédiates. Peu de temps après s’activent les régions profondes, plus anciennes qui impliquent des émotions. Alors, nos expériences, nos souvenirs, notre état
d’esprit s’activent et une seconde réponse suit : j’aime ou je n’aime pas. Nous pouvons tous apprécier la beauté de la Victoire de Samothrace, mais certains peuvent ne pas l’aimer. (J’ai connu une Victoire, quel mauvais souvenir !). Ainsi, nous devons distinguer, d’une part, le beau objectif lié à des formes et rapports harmonieux parfaitement mesurables et de l’autre, le « beau subjectif » (j’aime – je n’aime pas) dû aux émotions affectives. D’un côté, tout un monde extérieur, l’harmonie du monde, et de l’autre notre bagage personnel. Le plus souvent l’émotion affective l’emporte sur l’émotion esthétique et nous pouvons ne pas aimer des œuvres de qualité et être séduits par des œuvres n’ayant aucun intérêt esthétique. C’est pourquoi l’idée du beau subjectif est si encrée.
Mais, « l’étude des réponses de notre cerveau à la beauté et des modifications psychologiques qui en résultent montre que nous imitons mentalement telle statue, que nous apprécions inconsciemment les proportions harmonieuses d’une composition, que la musique nous soulage, que tel tableau sera vu par notre cerveau comme une personne aimée ». (Pierre Lemarquis, Portrait du cerveau en artiste). Pour notre santé mentale et physique il serait idéal de tendre vers la coïncidence entre c’est beau et j’aime. Pour atteindre cette coïncidence une fréquentation des œuvres est nécessaire, un apprentissage et une prise de distanciation par rapport à soi. Dans ce cadre le laid est ramené à ce qu’il est, « contradiction destructrice qui désigne soit le vulgaire par opposition au sublime, l’amorphe par opposition à la belle forme, ou le répugnant par opposition au charmant ou au plaisant. (Rosenkranz).
Finalement, l’art contemporain reposant sur la laideur véhicule les névroses, les angoisses et les diverses
pathologies qui sans êtres élaborées dans un cadre esthétique, mais présentées au premier degré, exercent une influence nocive sur le spectateur. Au lieu de le relier à l’harmonie du monde et à l’énergie du vivant il propose la décomposition et la mort.