Textes sur l'art de Ksenia Milicevic
Site de Art Résilience : www.art-resilience.com et du Salon International Art Résilience
La résilience en art
Le mouvement Art Résilience a été créé en 2014 par Ksenia Milicevic et le groupe d’artistes fondateurs John Botica, Gregorio Cuartas, Christel Larson, Gérard Lartigue, Victor Molev, Miguel Betancourt, Senol Sak et Christopher Stone. Il regroupe les artistes pour qui l’art n’est pas le résultat d’un geste aléatoire ni un divertissement spectaculaire ou hermétique pour le public.
Les artistes dont les œuvres s’inscrivent dans la contemporanéité mais qui reposent sur l’esthétique conservant ainsi à l’œuvre sa capacité de relier l’homme au monde. www.art-resilience.com
Intervention Le 19 Mai 2016 au Congrès La résilience dans le monde du vivant
La notion de résilience a trouvé des échos dans plusieurs disciplines et l’implication dans une grande variété de contextes. L’art en fait une exception. Les théoriciens ne voient pas un quelconque rapport ou nécessité entre l’art et la résilience, et les artistes, lorsqu’ils se penchent sur ce sujet, ce n’est que pour l’illustrer. Cette attitude s’inscrit dans la démarche globale de l’art contemporain qui privilégie l’intention conceptuelle et le discours de l’artiste à la place de l’œuvre . L’existence même de l’œuvre d’art devenant problématique, le monde de l’art se voit hors de toutes les perturbations.
Pourtant, les phénomènes qui ont provoqué des situations où la nécessité de la résilience se fait sentir touchent aussi l’art obligatoirement. Tous les phénomènes humains du groupe sont liés entre eux, tous passent par la même trajectoire, par la même pensée et la même histoire avec des minimes variations dues à des particularités, surtout aujourd’hui dans des contextes de plus en plus globaux. L’art repose sur le même substrat et subit la même difficulté, grave, car son existence est menacée. Grave aussi car l’art à son tour relie les différentes facultés humaines, leur assigne un sens, structure la cohésion des groupes, l’appartenance, l’identité.
Pour la psychologie, par son approche qui appelle à la créativité, il renforce l’estime de soi. Par sa structure profonde il favorise l’apprentissage de l’harmonie et de l’équilibre. Par sa richesse et son envergure l’art peut trouver facilement sa place dans un dialogue interdisciplinaire.
Pour aborder la nécessité et la possibilité de la résilience en art nous devons faire préalablement un constat de la situation actuelle de l’art en définissant d’abord son caractère et ses particularités. C’est justement la question de la définition de l’art considérée actuellement comme impossible qui a provoqué en partie l’état controversé des productions contemporaines.
Pourtant sa définition est possible et aucun mystère ne l’entoure. La production artistique a un double caractère. D’une part comme lieu d’inscription de la manière d’être des individus et des collectivités qu’on peut définir comme régime éthique de la production artistique, d’autre part comme producteur d’émotion esthétique (régime esthétique). Cette double forme a été le plus souvent imbriquée mais parfois elles se manifestent séparément. On peut les décrire comme, d’une part, image d’art et d’autre part œuvre d’art,
mais avec cette particularité que l’œuvre d’art contient aussi l’image d’art, c’est-à-dire, l’œuvre d’art contient en elle le régime éthique et le régime esthétique, tandis que l’image d’art ne contient que le régime éthique. Par l’image d’art l’homme se manifeste au monde, par l’art l’homme appréhende le monde et coexiste avec lui. L’image d’art s’inscrit dans le présent, l’œuvre d’art dans la durée.
Depuis les peintures pariétales l’homme a fabriqué toutes sortes d’images. Des images à teneur magique, images décoratives sur des objets utilitaires, ou des images véhiculant une vision commune du monde. C’est surtout la société sédentaire qui élabore à travers l’image des formes sociales ou religieuses. Par son intermédiaire, la société projette une image d’elle-même et du monde, la codifie, fonde son origine et assure sa durée. C’est la Grèce antique qui élèvera le nombre de ces images représentant et assurant la vie dans la cité au rang de l’œuvre d’art par leur puissance esthétique. Dans le christianisme, le poids de l’image d’art sera très important car l’art constitue le microcosme d’une vision commune et l’outil d’un rite collectif.
C’est au XVIIIe siècle avec l’apparition du concept d’esthétique que se définissent les critères communs de goût dans l’espace public qui assurent une cohérence et une unité formelle. Mais parallèlement l’importance de l’image religieuse reste si liée à l’art qu’avec l’avènement du désenchantement du monde on annonce aussi la mort de l’art. Le beau représentant la perfection de la création divine était le synonyme de l’art. Le fait religieux se retirant, le beau se retire aussi. On hésite alors entre le plaisir subjectif que l’œuvre d’art peut procurer à un individu, et l’interdiction de tout jugement de valeur ne voyant dans l’œuvre qu’un objet culturel déterminé par les conditions sociales et économiques, la mode, le marché ou la psychologie des créateurs. C’est ainsi que l’unité de l’œuvre d’art, dans sa forme conjointement éthique et
esthétique, se voit menacée.
De plus avec le développement de la société démocratique, le public n’est plus homogène, tout individu peut s’exprimer, ce qui fait surgir une multitude d’images non codifiées. Ainsi l’art s’étend sur tout. Tout est art. Ne reposant plus sur des valeurs esthétiques, tout critère de jugement devient impossible et l’unique désignation possible d’un objet comme étant de l’art est la seule affirmation de l’artiste. C’est ainsi que l’œuvre d’art se retire en laissant place aux manifestations où ce n’est que l’intention de l’artiste qui compte. Le discours s’impose et justifie toutes sortes d’expressions, très souvent des plus arbitraires, inesthétiques et provocantes.
C’est ainsi que l’art contemporain perd son caractère d’art et devient seulement l’expression de la complexité de notre société de consommation, de communication, de démocratie, de multiculturalisme.
Ce que devrait être une œuvre capable de relier l’homme au monde à travers l’émotion esthétique et le faire participer à la grande respiration du vivant est réduit à des phrases comme : « Mon travail porte sur... », « Je veux associer ces problèmes importants... », « Je travaille sur les problèmes complexes... ». Ces artistes suivent le postulat de l’anthropologue anglais Alfred Gell pour qui plutôt que de penser à l’art en termes de beauté, nous devrions y penser en termes des différentes intentionnalités qui se rencontrent dans un objet d’art. Les éléments qui entrent en jeu seraient l’objet lui-même, l’artiste, le destinataire et le « réseau de l’art », c’est-à-dire, les différents acteurs sociaux. Ainsi toutes les productions non utilitaires
peuvent être considérées comme de l’art à condition qu’elles soient accueillies par une structure habilitée à cette fin, centre culturel, galerie, commissaire d’exposition... C’est ainsi que l’art contemporain s’inscrit parfaitement dans ce que nous appelons image d’art, le régime esthétique étant évacué.
De plus, l’art contemporain en se centrant sur l’intention de l’artiste et le discours, s’appuie sur le régime éthique mais, par la forte subjectivisation de ses énoncés affaiblit totalement les effets de l’image d’art car la participation du spectateur est minime. Elle peut s’exercer éventuellement seulement lorsque ces énoncés suivent la mode ou l’actualité. Ainsi l’image d’art perd aussi son caractère fédérateur n’assurant plus la cohésion du groupe.
Scindant en deux l’œuvre d’art, l’art contemporain évacue le régime esthétique, c’est-à-dire, précisément ce qui donne à l’art sa particularité et qui le distingue à travers l’unité de deux régimes, éthique et esthétique, de tout autre objet. Sans un de ses composants, l’œuvre d’art perd sa spécificité. Finalement, dans l’art contemporain nous sommes en face d’objets quelconques.
Mais, l’art est une nécessité pour l’homme et, en paraphrasant Baudelaire parlant de la modernité : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » c’est dans la restauration de cette deuxième moitié de l’art, l’éternel et l’immuable que se situe la résilience en art. Alors, pour que l’œuvre d’art conserve sa capacité de nous situer dans un espace hors du
temps, à nous abstraire à nous-mêmes et nous inclure dans un tout, éprouvant en nous la dynamique même de la vie, il est nécessaire de réassigner au beau sa place. Premièrement, il s’agit de redonner au beau sa valeur objective et de l’extraire du simple goût. Mais pour que ceci soit possible nous devons repenser entièrement la place de l’art dans les analyses théoriques. Le détacher de l’emprise de l’idée et le relier au monde.
Depuis la suspicion de Platon que l’art puisse dire la vérité et en lui assignant la place du côté du sensible, l’art balance entre le sensible et l’intelligible jusqu’à Hegel qui, affirmant une différence conceptuelle entre le beau de nature et le beau artistique relie dans l’art le sensible et l’intelligible. Avec Hume pour qui « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente », l’art se retrouve à nouveau du côté du sensible, un sensible subjectif. S’ensuivent de nombreuses théories surtout à partir de la phénoménologie et de l’esthétique analytique qui, toutes avec l’idée de l’indéfinissabilité de l’art, éloignent celui-ci de l’œuvre. Dans cette ruche conceptuelle les artistes restent inaudibles, muets. Pourtant, ce sont eux qui, en contact directe avec l’œuvre, un contact viscéral, vital, devraient avoir la parole. L’art est de l’ordre de l’appartenance de l’homme au monde et c’est par l’art que l’homme, à travers l’émotion esthétique, expérimente la conscience de son existence. L’artiste saisit le monde, et le monde qui nous apparaît en fractions, il nous le restitue en unité. C’est une saisie immédiate. Dans cette immédiateté, apparaît la vision du tout ontologique, le sujet (spectateur) et l’objet (œuvre) ne font qu’un. Là, il n’y a pas de place pour le simple goût. Notre vécu ne se projette pas. Ainsi, pour Mikel Dufrenne : « L’expérience esthétique, parce qu’elle est une perception comblée et heureuse jusqu’à l’aliénation du sujet dans l’objet, nous invite à concevoir une indifférenciation originaire de l’homme et du monde. En deçà de la corrélation, elle témoigne d’une unité première que l’art s’efforcerait à la fois de ressouder et de dire ».
L’homme est partie intégrante du monde. Il est de même qualité et par là capable d’appréhender le monde. L’œuvre d’art est la saisie par l’artiste d’une fraction de l’instant où le monde se trouve en équilibre, avant que tout ne se défasse et se refasse à nouveau, dans le perpétuel mouvement. L’homme inscrit cet instant parfait dans la durée par la mise en forme à travers l’image et en même temps il s’inscrit comme élément constitutif du monde. C’est à ce stade que se situe le deuxième versant de Baudelaire, « L’éternel et l’immuable de l’art » Son caractère d’unicité renforce cette identité avec le monde et le vivant. L’homme produit d’innombrables objets, mais c’est seulement à l’œuvre d’art qu’on peut attribuer cette notion.
Comme dans la nature, où il n’y a pas deux vivants identiques, chaque œuvre d’art est unique. Dans l’art, ce caractère d’unicité provient de l’originalité inventive de l’artiste. Le vivant de l’art est son essence-même et il se manifeste par sa capacité de production d’émotion esthétique.
La vitalité qui se déploie, c’est elle qui engendre la sensation du beau, que ce soit dans la nature ou dans l’œuvre d’art. L’esthétique, c’est la manifestation du vivant dans une plante, dans une peinture et même dans un coucher du soleil ou le jaillissement de la lave d’un volcan, la terre qui respire. L’homme ne perçoit pas dans le beau, que ce soit dans l’œuvre d’art ou la nature une quelconque « idée esthétique » mais le déploiement de cette vitalité. Pour Jacques Rancière « Le régime esthétique fonde en même temps l’autonomie de l’art et l’identité de ses formes avec celles par lesquelles la vie se forme elle-même »
Comme tout le vivant, sa forme est inépuisable, multiple et infinie. Le vivant de l’œuvre est le point central dès le début de la théorie de l’art. Aristote dans La Poétique, parlant de la composition, donne l’importance à la cohésion de l’œuvre qui lui assure l’unité d’un être vivant.
L’unité, donc l’autonomie. Dans la matière, l’artiste imprime une cohésion organique, la même qu’on voit dans les formes de la nature et qui fait jaillir la vie. Dans son expression du vivant, l’art n’est assujetti à aucun intérêt, à aucun concept, et ne représente aucune fin. Comme la nature, il est le vivant. Il se déploie comme celle-ci, parallèlement, sans la copier, sans l’imiter. Il est de même nature que la nature. Celle-ci n’est pas son modèle. Pourtant, on pourrait objecter que c’est l’homme qui génère les œuvres d’art.
Oui, il les génère comme la cellule génère du vivant. Cette gestation du vivant dans l’œuvre de l’homme se traduit par l’intégration des forces de la nature dans l’élaboration de l’œuvre qui engendre le beau. Ainsi, le beau par le constant, par l’immuable, par la structure parfaite « d’un théorème mathématique » reposant sur la nature appelle à l’éternité.
En effet, l’œuvre d’art une fois réalisée n’est pas figée, elle se renouvelle avec chaque nouveau regard du spectateur qui à chaque fois par son apport subjectif recrée l’œuvre, car l’œuvre d’art se forme en intégrant sur sa base objective reposant sur le beau, l’apport subjectif de l’artiste et du spectateur. L’œuvre faisant jaillir des forces vitales dans chaque nouveau regard du spectateur, affirme la vie et unifie le tout. Gilles Deleuze écrira dans Pourparlers qu’ « un artiste ne peut pas se contenter d’une vie épuisée, ni d’une vie personnelle. On n’écrit pas avec son moi, sa mémoire et ses maladies. Dans l’acte d’écrire, il y a la tentative de faire de la vie quelque chose de plus que personnel, de libérer la vie de ce qui l’emprisonne. (...) Il y a un lien profond entre les signes, l’événement, la vie, le vitalisme. C’est la puissance de la vie non organique, celle qu’il peut y avoir dans une ligne de dessin, d’écriture ou de musique. Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie. Il n’y a pas d’œuvre qui n’indique une issue à la vie, qui ne trace un chemin entre les pavés ».
L’art appelle à la vie. Que le beau soit son essence va de soi. Le beau est harmonie, apaisement, équilibre. C’est lui qui est le fondement tout naturel et objectif de l’indissoluble unité de l’œuvre. Le beau ne réside pas dans le sujet, la forme ou la couleur mais est subjacent à l’œuvre. Parce qu’il l’englobe, qu’il émane de sa forme comme totalité et non pas de la joliesse du représenté.
La contemplation d’une œuvre d’art se passe en deux temps. Un premier moment, très court, l’instant où le spectateur se trouve face à l’œuvre, où se produit un flux entre lui et celle-ci – l’émotion esthétique. Moi, le spectateur, je suis ébloui par la puissance de certains artistes à nous immerger dans le monde. Le spectateur est seul dans cette relation, un sujet individuel, libéré de toutes les appartenances, libéré de soi-même et plongé une fraction de temps dans un tout. À cet instant, l’œuvre ne signifie rien, elle ne transmet aucun message, elle est une évocation pure du monde en sa totalité.
Une fois ce premier instant passé, le spectateur commence à se concentrer sur ce que l’image de l’œuvre lui propose comme sujet, sur ce dont elle parle, le message qu’elle lui adresse. Alors il agit en spectateur, membre d’un groupe dont il déchiffre les codes, dont il connaît les pensées.
Mais, l’art soumis aux différentes conceptions du monde, pris en tenaille par des théories historicistes, réticent à répondre à des attentes sur la possibilité d’une communication parfaite entre des citoyens égaux à travers la communauté du goût, submergé sous le poids de l’annonce de sa mort prochaine, écrasé sous le politique, réduit à la description du social, écartelé par l’exigence de la liberté de l’artiste, moulé dans toutes sortes de formes historiquement et géographiquement classées, fondu dans un tout par les théories de la fusion de l’art et de la vie qui a subi, à travers des décennies, des interprétations, des manipulations,
des appropriations, à tel point qu’on en a oublié l’existence même de l’œuvre d’art se trouve face à la nécessité de retrouver ses propriétés intrinsèques.
Le beau une fois rétabli dans l’œuvre d’art, il reste encore de nombreux points à élaborer. Déterminer la durée face à la prolifération des œuvres éphémères, positionnement de l’artiste dans l’élaboration de l’œuvre qui exige une distanciation, le rapport entre l’œuvre et le spectateur, facteurs d’imagination et de créativité, des modalités de l’enseignement de l’art.
Aussi, l’incidence de l’art dans la société au niveau de l’organisation urbaine, de l’organisation des institutions, formation des structures de cohésion, d’appartenance, d’identité. Son apport à la stabilité dans un monde très mouvant et aussi son utilité dans la reconstruction de l’estime de soi. C’est dans tous ces domaines que l’art peut participer dans les travaux interdisciplinaires, mais au préalable il est nécessaire d’avoir des notions très claires de ce que c’est l’art et de procéder à des réajustements en fonction de ses qualités intrinsèques. D’où l’appel à la résilience en art.
Nécessaire aussi car l’art peut avoir de l’importance dans la construction des mécanismes de protection et des moyens d’adaptation lorsque surviendront les problèmes importants. Il aide au développement des qualités qui favorisent la résilience.
La Résilience
dans le Monde du Vivant
Congrès Euro-Méditerranéen - Marseille
19-21 mai 2016